Journal du Théâtre Océan Nord, janvier 22,
Myriam Saduis en entretien avec Laurent Ancion
« Ne pas cacher ses brisures, mais les illuminer »
Un récit à la première personne, singulier et unique, qui a le talent de réunir les spectateurs dans une seule et même humanité. En livrant l’histoire de ses parents – entre Dijon et Tunis, entre l’effacement du père tunisien et la folie de la mère française –, Myriam Saduis démontre combien le mystère des origines nous touche tous. Qui n’a jamais voulu sentir, un instant au moins, l’amour dont il est issu ? En remontant le fleuve de sa vie, en traquant ce père qu’on a toujours voulu oblitérer, en auscultant la folie de sa mère, la soliste s’avère virtuose. Les faits parlent pour elles : après le succès à la création au Théâtre Océan Nord, en novembre 2018, le spectacle a fait salle comble à la Manufacture d’Avignon et recueilli l’enthousiasme de la presse internationale. Aux Prix Maeterlinck de la Critique, ce fut le doublé : « Final Cut » a été sacré « Meilleur Spectacle » et Myriam Saduis élue « Meilleure Comédienne ».
Si elle était karatéka, tout indique que Myriam Saduis serait un maître redoutable. Son spectacle s’appuie sur un don exceptionnel, qui rappelle les arts martiaux : la force adverse y est transformée en puissance positive. Si l’on ajoute à cela la précision du trait et la capacité du spectacle à toucher tous les spectateurs en plein cœur, on peut légitimement analyser « Final Cut » comme un « kata » virtuose ! Calme, posée, Myriam Saduis ne se tresse pas de couronne de lauriers pour autant. « Quand on prépare une création, on a des lignes de force, des désirs, des intuitions. Ce qui me touche le plus, c’est de voir le désir de parole que le spectacle provoque chez les spectateurs : ils restent après, me confient leur parcours, m’écrivent en masse », rapporte l’artiste, qui revient avec nous sur cette échappée belle.
ENTRETIEN
Comme toute histoire familiale, celle de tes origines est très particulière. Tes parents étaient tombés fous amoureux en 1956, juste avant l’indépendance de la Tunisie. Ta mère s’enfuira de France pour rejoindre ton père à Tunis, puis tu naîtras à Dijon, en 1961, avant que ta mère rejette totalement le père, allant jusqu’à changer le nom « Sadâaoui » en Saduis. Face à ces faits que tu nous partages comme une enquête passionnante, le public de tout âge et de toute origine est harponné. Si le spectacle était une flèche, qu’est-ce qu’il touche, selon toi ?
Mon histoire est très particulière, c’est vrai, notamment parce qu’elle est directement liée à l’histoire de la colonisation en Afrique du Nord. Des gens qui n’ont pas ce lien peuvent d’identifier malgré tout, parce que le spectacle démontre l’impact qu’a la géopolitique sur toute vie personnelle. Tous, nous sommes marqués par l’Histoire, et c’est cela qui universalise mon histoire intime.
Je pense ensuite que les spectateurs sont touchés par la forme du spectacle : une enquête. Je n’assène pas mes vérités, pas plus que je ne me livre à une psychanalyse publique ! Je partage mes découvertes et mes doutes avec les spectateurs. C’est mon histoire, certes, mais reconstruite dans une œuvre théâtrale. Cette distance permet l’ironie chaleureuse, la pointe d’humour et, surtout, l’absence de jugement sur mes parents. Je ne dépose pas une poutre psychanalytique sur les épaules des spectateurs ! Je leur propose de me suivre dans mon enquête – celle que je fais, vraiment, depuis mes 5 ans, depuis que je sais lire et que ma mère me disait : « Tu n’as pas de père » - ce qui me semblait assez bizarre puisque j’étais là !
Enfin – et c’est un fait auquel je m’attendais moins –, le sujet de la folie touche profondément les spectateurs. La maladie de ma mère, son rejet total de mon père sont aussi en lien avec le contexte historique et cela parle à beaucoup de gens. Des dizaines de spectateurs viennent me raconter la folie d’un de leurs parents ou d’un de leurs proches.
Je pense que ce spectacle, tout en étant très particulier parce qu’il prend appui sur des éléments très personnels touche le public grâce à l’absence de pathos et de jugement, cela donne à chaque spectateur a un espace pour entendre résonner sa propre histoire.
« Final Cut » a été largement récompensé par les Prix Maeterlinck de la Critique : « Meilleur Spectacle », mais aussi « Meilleure Comédienne ». Ces dernières années, tu travaillais uniquement comme metteure en scène, ce prix pour le jeu t’a-t-il touchée ?
Pour te répondre, je dirais tout simplement que je n’avais plus joué depuis 20 ans ! (sourire) Je ne savais pas que je reviendrais au jeu, même si je suis initialement diplômée en Interprétation à l’INSAS. Au départ, j’ai imaginé écrire le projet de « Final Cut » pour une autre actrice. J’hésitais beaucoup à le jouer moi-même, j’avais peur que ce soit trop lourd à porter, trop personnel. Isabelle Pousseur, à qui je dois d’avoir osé transposer mon histoire au théâtre, m’a encouragée à l’interpréter moi-même. Elle pensait que ce serait plus fort si j’avais le courage et la générosité de l’incarner. Elle estimait que l’œuvre serait plus singulière. Alors oui, il allait falloir être courageuse et généreuse, et je l’ai accepté. Au fil de l’écriture, cela me semblait juste que je sois là, que je dise au public : « Voilà. Cette histoire est la mienne ».
En même temps, ce « je » est une autre, pourrait-on dire en adaptant la citation de Rimbaud ?
Oui ! Totalement ! C’est le « mentir vrai » d’Aragon. Le théâtre doit être « plus vrai que vrai ». On pourrait même dire que le théâtre constitue une vérité encore plus vraie que la vérité, parce qu’elle est construite, fictionnée et densifiée.
En scène, c’est à la fois tout à fait moi, dans le sens où je partage avec le public la vraie enquête sur mes origines, dont le spectacle est en quelque sorte une étape. Et en même temps, ce n’est pas moi – heureusement – car dans la « vraie vie », j’ai subi cette histoire avec une violence inouïe et un déluge d’émotions. Le spectacle n’est donc pas ma vie : c’est une œuvre. J’utilise mon histoire personnelle pour faire advenir des forces fictionnelles. La narratrice est traversée par des voix, elle convoque des personnages, elle est autant enquêtrice que chamane !
Cette altérité te protège-t-elle ? Ou doit-on craindre pour ta santé face à la belle et grande tournée qui s’annonce ?
Oh non ! On est tellement contents de jouer – et toute la création s’est passée dans la joie, avec une grande équipe formidable que je salue chaleureusement chaque soir, dans mon cœur ! Pour moi, jouer n’est pas lourd : ce qui est lourd, je l’ai vécu avant. Ici, c’est une partition. Mais chaque soir de représentation, je ressens au moins deux grandes joies profondes. Tout d’abord, celle de prononcer le nom de mon père publiquement et de citer la loi insensée (et toujours en fonction) qui dit qu’il est « légitime » (sic) de « franciser un nom à consonance étrangère pour une meilleure intégration ». Ensuite, la joie de projeter l’image de mes parents ensemble. L’amour, même empêché, a une force inaliénable. Tout cela aura valu la peine et le chagrin. Peut-être pas tout – il faut être net : il y a de l’irréparable. C’est d’ailleurs peut-être pour cette raison que le spectacle fait de l’effet. Rien n’y dit jamais : « Tout est réparé ». Mais il faut avoir de l’amour pour ses brisures… C’est comme dans le Kintsugi japonais, qui est l’art de réparer un objet brisé avec de l’or. On ne cache pas les brisures : on les illumine.
Tu as notamment joué à Tunis, là où ta mère était née, où le couple franco-tunisien de tes parents s’était formé. C’était au Festival Carthage Dance, en juin 2019. Comment s’est passée la représentation ?
J’avais le cœur qui battait particulièrement fort ce jour-là ! C’était un véritable foudroiement de jouer là-bas. Il y avait toute la famille de mon père, mon fils était venu spécialement de Bruxelles… C’est la ville de mes parents, la ville où j’ai été conçue… Jouer face à ma famille paternelle était très puissant, puisque ce sont des personnes que j’ai seulement rencontrées quand j’étais déjà adulte, ces racines arabes ayant été occultées par ma mère. En plus, pour les Tunisiens, je suis perçue comme Tunisienne, même si je n’ai posé le premier pied dans le pays qu’à 40 ans ! J’avais la sensation de venir jouer chez moi « aussi » - un autre chez moi, plus mystérieux et symbolique. Sur cette scène, j’ai eu le sentiment qu’était rendue au monde la mémoire de mon père.
Le public est resté en masse après le spectacle. Il y avait une intensité incroyable. C’est une histoire qui fait partie de leur histoire. Qu’est-il arrivé aux enfants de « couples mixtes » franco-tunisiens ? Tout n’est pas réglé sur cet héritage, surtout après 23 ans de dictature. Des jeunes étaient présents dans la salle et ils avaient plein de questions. Quand je suis rentrée à l’hôtel, à minuit, la directrice du festival m’a téléphoné : elle organisait une conférence de presse le lendemain, parce qu’elle recevait trop de demandes d’interviews.
Nous devrions retourner jouer là-bas. Je l’espère de tout cœur ![1]
Tu as appelé le spectacle « Final Cut », comme un réalisateur met un point final à son montage. Mais penses-tu pouvoir un jour t’arrêter de chercher à comprendre ?
Non ! (rires) D’une certaine façon, j’ai toujours su que j’utiliserais la matière de mon histoire pour faire un travail artistique, mais la forme était très ouverte, je n’envisageais pas nécessairement un spectacle. J’imaginais une écriture, une installation, un mélange de photos… Le processus continue.
J’ai obtenu une résidence d’un mois à la Villa Médicis, à Rome, pour travailler à une version plus ample que la version scénique. J’ai écrit beaucoup plus que ce que je partage en scène. Cette écriture est une nouvelle étape pour une enquête toujours en cours !
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[1] Final Cut sera programmé aux Journées Théâtrales de Carthage en décembre 2022.