FINAL CUT




Conception et écriture : Myriam Saduis
Collaboration à la mise en scène : Isabelle Pousseur
Avec Myriam Saduis et Pierre Verplancken ou Olivier Ythier
Voir la distribution complète et la revue de presse
Premières à Océan Nord, Bruxelles : du 16 au 23 novembre | du 7 au 9 décembre 2018

Prix MAETERLINCK 2019, Belgique : meilleur spectacle et meilleure actrice.

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« Supportez d’être appelée une nerveuse. Vous appartenez à cette famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre. »
(Le docteur du Boulbon dans Le Côté de Guermantes, Marcel Proust)

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Final Cut
est un projet construit autour de mon histoire familiale.

Pour l’expliquer, je dois commencer avec l’histoire d’un malheur,
(et pas spécialement rare, somme toute),
celui d’avoir eu une mère à la fois merveilleuse et paranoïaque, au sens clinique du terme
(en mots de tous les jours : une folle).
Quant au père : « disparu », rayé de la carte par ma mère...

... et ce jusqu’à son nom : Saâdaoui,

qu’elle refusait que je porte (pour m’en fabriquer un autre, celui qui signe ce texte [1]).

Elle a occupé toute la scène,
cette folie maternelle, toute la scène de mon enfance et de mon adolescence.
Mon père se tenait là, comme flouté.
Comme ces négatifs photographiques que ma mère, après en avoir déchiré toutes les épreuves,
toutes les images de leur couple, n’avait pu se résoudre à jeter
(et je les avais trouvés ; longues heures passées en cachette,
à force d’efforts tenaces sous la lampe du salon, à faire surgir une forme amicale de ces ombres noires et blanches
qui donnaient au visage de mon père l’apparence d’un spectre).
Il est vrai : ma mère l’avait refoulé aux frontières, ce spectre.
C’était un homme étranger, sans visa et sans appuis.

Nous étions en pleine décolonisation

(je suis née en 1961),
mais l’histoire des hommes m’était voilée par la folle occupation du plateau par ma mère
(je dirai plus loin comment et pourquoi s’opéra un changement de focale hors du familial, dans un fracas de foudre).

La part de l’Histoire est celle-ci :
Les membres de ma famille grand-maternelle italienne, colons en Tunisie durant le protectorat français,
buvaient comme l’eau fraîche le racisme insu et ordinaire du colonisateur
(tel qu’on le ré-entend aujourd’hui, d’ailleurs, comme « coulant de source »).
L’amour de ma mère pour Bechir Saâdaoui fut vécu comme une transgression insupportable,
un geste de haute trahison.
Elle renonça rapidement. Moi, j’avais surgi dans l’intervalle.

Enfant de la transgression,

je participais donc de la contre-nature
(et, tandis que mon père était out of place, moi j’étais out of name).

L’affection familiale à mon égard
était profonde, mais labourée par un mouvement perpétuel d’effacement,
escamotant toutes les traces de l’origine bâtarde
(et donc : la folie de ma mère, et jusqu’au contenu textuel de ses délires
— choses très méticuleuses que les délires [2] — participait de l’inlassable histoire de l’impérialisme).

J’aurais pu disparaître.

J’aurais pu disparaitre. Mais j’ai conquis le final cut (je dirai donc comment)
et dès lors je raconterai cette histoire — non pas le malheur, non ! —
dont je fais une déconstruction, un montage, une fiction plus vraie que vraie.

Il aura fallu un long chemin
(appelons-le sans modestie : une odyssée), le long chemin qu’est une psychanalyse
pour atteindre soudainement un instant de fulgurance
(qui rend cette discipline cousine de l’art) :
ma mère, mon père et moi avions aussi été pris dans le flux de l’Histoire, qui déchira leur amour.
J’ai noté les séances en sortant du cabinet, durant toute l’odyssée
(pas de simples notes, plutôt une tentative de retranscription de ce qui s’était dit et ressenti,
une tentative de capture de ce qui se pensait sans être dit, à laquelle s’ajoutaient les récits de rêves,
les associations, les fièvres, les interventions de l’analyste).
Ce que j’en raconte n'est donc jamais ce qui s’y est passé et pourtant tout a eu lieu ainsi.

Le mot spectacle ne convient pas tout à fait
(ni sans doute le mot performance).
Peut-être le mot intervention, artistique ou poétique, ouvre-t-il un certain champ :
en équilibre instable entre une conférence historique et le récit comique d’une vie
(oui, j’oubliais de le mentionner, car cette tragédie contient une drôlerie féroce).
Mon partenaire Pierre Verplancken, familier de mes spectacles, est « l’acteur »,
celui qui court avec moi après une forme paradoxale de vérité, une « vérité à structure de fiction » —
une forme qui cherche sa place et son nom, comme le sujet qui la produit,
une forme dont on ne sait ni le début ni la fin et dont le modèle est sans doute la spirale —
la spirale qui dit comme on sait : eadem mutata resurgo, « déplacée, je réapparais à l'identique ».

Il y a des chansons dans Final Cut.
Ma mère chantait beaucoup, et très bien.
L’histoire secrète, jamais dite et effacée, surgissait entre nous par des fragments de chansons ;
tandis qu’elle fredonnait Barbara « Dis , quand reviendras-tu ? »,
je chantonnais « Mon père, mon père... Il pleut sur Nantes ».
Des chansons, donc, dont des tubes, car ce sont les tubes qui disent l’époque telle qu’elle se vit,
ignorante d’elle-même et qui danse.
Myriam Saduis

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NOTES

[1]  Voir la loi du 25 octobre 1972 relative à la francisation des noms et prénoms, toujours en vigueur.

[2] « Le paranoïaque rebâtit l'univers, non pas à la vérité plus splendide, mais du moins tel qu'il puisse de nouveau y vivre. Il le rebâtit au moyen de son travail délirant. Ce que nous prenons pour une production morbide, la formation du délire, est en réalité une tentative de guérison, une reconstruction. »
Sigmund FREUD, Cinq psychanalyses, 1911, PUF.


©Marie-Françoise Plissart