ENTRETIEN
avec Laurent Ancion

Entretien entre Laurent Ancion et Myriam Saduis sur Amor Mundi, 
pour le journal du théâtre Océan Nord

Et si le premier acte de résistance, aujourd’hui, c’était penser ? Alors que les rouleaux compresseurs des dogmes semblent organiser cyniquement notre conditionnement (en gros : consommer, s’enfermer, exclure), l’acte-même de penser apparaît comme un espace de liberté où se joue et se noue notre humanité. Penser, c’est comprendre, être « avec », ne pas avoir peur malgré la barbarie, aimer le monde sans aveuglement – et sans conditions.
« Agir, aimer, penser » était le sous-titre de travail du nouveau spectacle de la metteur en scène Myriam Saduis. Pourquoi ? Parce que ces trois verbes définissent au mieux la possibilité de la condition humaine selon Hannah Arendt, source de l’une des pensées parmi les plus riches du XXe siècle, qui nourrit, construit et irrigue aujourd’hui « Amor mundi ». Cet « amour du monde » était l’un des piliers principaux de la réflexion d’Arendt. Professeur de théorie politique (« political theorist »), terme qu’elle préférait de loin à « philosophe », auteur de livres déterminants pour l’avancée des idées, l’Allemande naturalisée Américaine reste une figure trop méconnue aujourd’hui – certains ne retenant même d’elle que son aventure sentimentale avec le philosophe Martin Heidegger, qui fut son professeur.

Loin de toute tentation didactique, Myriam Saduis nous invite à un spectacle où la pensée d’Arendt, toujours enchâssée à l’action, s’incarne en une nuit festive, où six amis se rassemblent avec courage au milieu d’un monde que la deuxième guerre mondiale vient de fracturer. La pensée vacille. L’amitié agit. « Amor mundi » est l’écho de ce monde qui vit, souffre, pense, danse et rit. « C’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits », estimait Antonin Artaud, plaidant pour un théâtre qui unisse force du sujet et puissance d’incarnation. Myriam Saduis semble l’avoir entendu, puisqu’elle nous propose de fréquenter la bouleversante force réflexive d’Arendt par la puissance expressive du théâtre. « On croit souvent que penser, c’est faire de la théorie », dit la metteur en scène. « Mais la pensée est imagination, féerie, images qui surgissent. C’est ce qui est formidable au théâtre : on peut tout imaginer. La pensée devient action ».

L.A.


©Matthieu Delcourt

Laurent Ancion : Une femme qui pense, une femme qui danse. La première image qui t’est venue et qui a conduit au spectacle, c’est Hannah Arendt... en train de danser. Etonnant contraste entre le sérieux d’une théoricienne qui a écrit sur les ineffaçables blessures de la condition humaine et la joyeuse légèreté d’une danse...
Myriam Saduis : Cela faisait très longtemps que j’avais envie de faire un spectacle sur Hannah Arendt. Je la lisais et elle me bouleversait depuis 15 ans... Mais comment m’y prendre ? L’image m’a surprise moi-même. Elle m’est venue un soir ; je marchais seule dans les rues du festival d’Avignon. Nous étions en juillet 2012. « La nostalgie de l’avenir » se jouait aux Théâtre des Doms. Comme ça se passait bien, j’avais le cœur tourné vers la suite, sans doute étais-je prête à penser au spectacle suivant... Cette image a surgi et s’est ensuite précisée : Hannah Arendt dansait, sur la planète et sous les cieux, avec des gens autour d’elle. Je pense que cette image résume bien tout le (long !) travail qui allait suivre : je voulais faire un spectacle qui soit porté par la force de vie, par l’amour et par l’humour d’Hannah Arendt, et par son génie de l’amitié. Je voulais garder faire apparaitre les deux dimensions fondamentales de son existence : penser et vivre. Chez elle, les deux sont indissociablement liés. C’est ce qui m’intéressait et me touchait chez elle: la pensée naît de l’expérience.

Elle dit notamment : « J’ai toujours voulu comprendre, je savais à 14 ans que si je n’étudiais pas la philosophie, j’étais pour ainsi dire perdue ». Ce n’était pas quelqu’un qui théorisait dans son coin et qui ne vivait pas. Elle était tournée vers la vie, vers la poésie[1]. Je pense qu’elle aurait adoré être chantée comme un personnage ! Sur ma table de travail, j’avais mis une phrase d’Arendt qui me guidait: « Aucune philosophie, aucune analyse, aucun aphorisme, quelque profonds qu’ils soient, ne valent une histoire bien racontée ».

L’« Amor mundi » (l’amour pour le monde) qui donne son titre au spectacle, renvoie à la capacité d’amour d’Hannah Arendt, qui est une des premières à écrire sur la Shoah : elle disait avoir rédigé « Les origines du totalitarisme » (1951) pour lui « permettre de renouer avec le monde ». Et cette capacité d’amour, qui fonde ses écrits, se traduit aussi par un exceptionnel don d’amitié...
C’est exactement sur cet axe que commence le spectacle. Nous sommes en 1951, à New-York. Hannah Arendt est entourée de ses amis pour fêter la sortie de son premier livre. Autour d’elle : son mari Heinrich Blücher, philosophe autodidacte, les amis Hans et Lore Jonas, le metteur en scène et musicien Robert Gilbert, l’écrivaine américaine Mary Mac Carthy

Presque 20 ans après son exil définitif de l’Allemagne, Hannah Arendt devient citoyenne américaine. « Les origines du totalitarisme » paraissent ; elle apparaît sur la scène du monde. La nuit qu’Hannah et sa « tribu » vont passer ensemble autour de cette fête porte aussi la mémoire du « fardeau des temps », comme l’écrit Bertolt Brecht. Comme la plupart des proches qui l’entourent, Hannah Arendt a vécu dans sa chair l’arrachement à la vie par l’horreur nazie, qui a produit une « rupture de la tradition » dans la pensée. Les camps d’extermination, par leur négation de l’homme, constituent un point de non-retour de l’humanité. « Nous sommes entrés dans une brèche » dit-elle. Il s’agit de penser le monde après cela.

Une nuit de danse, une nuit qui pense... Tout cela crée une image nette. Le chemin pour y parvenir a certainement été un défi, l’œuvre d’Hannah Arendt étant d’une richesse colossale. Comment en tirer une œuvre théâtrale ?
Je ne voulais absolument pas tomber dans la succession d’aphorismes, narrée par une comédienne assise sur un tabouret (rires). Il s’agissait d’inscrire cette pensée dans des corps, pas du tout de faire un spectacle didactique ! Au théâtre, l’idée ne pèserait rien sans des corps qui s’en emparent. Toute l’équipe s’est fortement engagée en amont du spectacle.

J’ai démarré le travail de recherche avec la dramaturge Valérie Battaglia deux ans avant la première répétition. Elle m’a donné de véritables séminaires, je me sentais parfois comme une étudiante ! Ensuite, je pouvais rêver à des images, à des métaphores parce que Valérie m’accompagnait sans faillir dans le monde des idées.

Grâce à ses très profondes connaissances, nous avons peu à peu bâti une structure, d’où est ensuite venue l’écriture. Nous voulions faire apparaitre l’amitié, et la pensée. Avec Amor mundi nous entrons aussi dans la pensée d’Hannah, dans ce qu’elle appelait « La vie de l’esprit ».

Quel a été le rôle de tes partenaires de travail ?

Une mise en scène ne s’invente jamais en solitaire ; il y a en effet tout un ensemble de partenaires : l’espace, la musique, le son et la lumière sont fondamentaux pour écrire un récit sur un plateau – et pas seulement sur le papier et dans la tête ! Anne Buguet (scénographie et costumes), Jean-Luc Plouvier (son et musique), Caspar Langhoff (lumière) ou Jean-Baptiste Delcourt (assistant à la mise en scène) ont été des complices de travail extraordinaires sur ce projet. Pendant les longs mois de travail en amont que représente le fait de faire un spectacle (cela on ne le dit jamais assez), ils ont été indéfectibles.

Mais rien de tout ce travail n’aurait eu de sens sans les acteurs que j’ai réunis. Ils forment une véritable et magnifique « tribu » autour d'Hannah... Ils ont « donné corps et âme », au sens littéral du terme, à ce projet ambitieux, un peu fou même, qui était de faire du théâtre à partir de l’œuvre d’une philosophe. Cet « Amor mundi », c’est eux qui l’ont fait apparaître à la force de leur vérité, de leur poésie, de leur fantaisie aussi... Lors des répétitions, lorsqu’est advenue cette image d’eux, ensemble, sous les étoiles, qui combattent, chantent, et veulent aimer encore, à travers le fracas et les douleurs du monde, j’ai éprouvé un instant de profonde gratitude... J’ai perçu combien cette réalité-là, qui s’offrait avec tant de générosité, était faite d’une étoffe plus précieuse que mes rêves...

C’est pour des instants comme ceux-là que je fais du théâtre, c’est aux acteurs, et à tous ceux qui m’ont entourée sur ce travail que je dois cet instant parfait.

Une incroyable force d’amour détermine assurément la pensée critique d’Hannah Arendt. Est-elle pour toi une source d’inspiration ?
Bien entendu. Je suis convaincue que la volonté de comprendre et la capacité d’amour forment l’un des seuls chemins possibles pour notre humanité. Malgré l’exil, la condition de paria, malgré l’histoire du IIIe Reich, les suicides d’amis (comme Walter Benjamin en 1940, qui s’est d’ailleurs imposé au récit), les parents dans les camps, Hannah Arendt estime que nous nous devons d’aimer le monde parce que nous n’en avons qu’un. Le monde était là avant nous, il sera là après nous. Le temps de notre passage, nous devons travailler à le rendre un peu meilleur par notre vie. Nous ne pouvons pas nous permettre qu’il se brise en mille morceaux dit-elle. L’« amor mundi », c’est le souci du monde, l’inquiétude pour ceux qui viendront après nous.

Ce ne sont pas les opinions ni la théorie qui vont nous aider à vivre dans l’avenir, dit-elle. C’est l’exemple de certains hommes et de certaines femmes qui ont mené leur vie d’une certaine façon et qui peuvent apparaître comme « des lumières dans les sombres temps. »[2] Pour moi, Hannah Arendt est une de ces femmes. Elle est cette lumière, pas seulement par ce qu’elle a écrit, mais par sa vie, par le courage dont elle a fait preuve et par le récit de vérité qu’elle nous a laissé, alors qu’elle a été confrontée au pire qui puisse exister et dont nous n’avons pas fini de comprendre les conséquences.

_Septembre 2015
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[1] Je tiens au mot « poésie » car la poésie est fondamentale dans son œuvre et dans sa vie, elle s’y réfère constamment, elle en écrit, elle en récite…

[2] Citation d’elle dans « vies politiques »