LABORATOIRE CENTRAL
un texte de
SELOUA LUSTE BOULBINA

(Un texte de Seloua Luste Boulbina [1] au sujet de Final Cut)


 Final. Comment tirer un trait sur un passé ? Mettre un terme à une histoire ? Couper ce qui a été découpé, décousu, démembré, dissocié, disjoint, séparé, scindé ? En un seul fil, coudre et recoudre les morceaux divisés, les parts défaites, les fragments perdus. C’est un défi, en effet, que de mettre en scène et de représenter des distances, des failles, des fossés qui se superposent et s’amplifient. De quoi s’agit-il ? D’un dépaysement intégral qui concerne et le pays et la langue et le père et la mère et le nom. Celui-ci transformé et blanchi, que reste-t-il d’un père disparu dans la folie maternelle jusqu’à tenir, seulement, dans l’espace restreint d’un négatif photographique ? Presque rien. Une autobiographie. Une graphie surtout. L’affection délirante d’une femme pour son enfant transforme celle-ci en un secret je ne sais quoi qui enquête et s’écarte, qui s’affecte et se cherche. C’est toute une aventure personnelle et historique que Myriam Saduis développe dans une représentation qui, par son mouvement, sa vitalité, son intelligence et sa finesse montre comment, en situation désespérée, sauver sa peau. Saâdaoui devenu Saduis, il faut survivre et surmonter.

Une couple fou d’amour s’enlace et se sépare. La bataille de Bizerte, qui se clôt en octobre 1963, voit fuir les Européens de Tunisie, dont la mère de l’héroïne. Sa paranoïa se développe. L’enfant est éloignée et de son père et de son pays et de son histoire. Elle grandit, s’émancipe, réfléchit, joue et, analysante, analyse.
A dix-huit ans pétantes elle lève le camp, s’enfuit, s’efforce d’échapper à l’emprise. Et à l’empire. A la puissance coloniale française. La dictature familiale a marqué son esprit de son empreinte. Elle est sur le qui vive. Prête à répondre Lol V(alérie) Stein à toute intrusion dans sa personnalité. A toute colonisation de son imaginaire. Marguerite Duras l’a dit, « personne ne peut connaître Lol V. Stein, ni vous, ni moi ». C’est la fugue infinie, y compris musicalement, sur scène. Car la pièce est contrapuntique : elle fait entrer, successivement des voix. Le sujet, et sa réponse, fuit. D’une voix à l’autre. Jusqu’au détour, ingénieux, par La Mouette. Une pièce dans la pièce, un détour dans le retour. On connaît la chanson… La pièce de Tchekov, jouée la première fois le 17 octobre 1896, au théâtre Alexandriski de Saint Pétersbourg, a déjà été montée par Myriam Saduis (La Nostalgie de l’avenir). Ici, elle en joue un fragment, accompagnée par Pierre Verplancken.

C’est un duo, une bataille, une lutte à mort.

« Une jeune fille passe toute sa vie sur le rivage d'un lac. Elle aime le lac, comme une mouette, et elle est heureuse et libre, comme une mouette. Mais un homme arrive par hasard et, quand il la voit, par désœuvrement la fait périr. Comme cette mouette. » Quel rivage ? Quelle perte ? Quelle mouette ? Actrice, et comédienne, Myriam Saduis révèle les rôles divers que nous pouvons, tous et toutes, jouer. Petit soldat courageux qui maintient une distance de sécurité à l’égard d’une aimante ennemie. Chercheuse affamée qui trouve, dans différents tiroirs, de quoi alimenter son insatiable curiosité. Adolescente rebelle qui renie et revit. Patiente impétueuse qui s’oppose et s’émancipe. Femme éplorée qui tourne et se retourne. Sa capacité de parler est à la mesure des silences qui lui ont été imposés et dans sa vie, et dans son je(u). C’est ainsi qu’elle plonge – et nous avec – dans des gouffres amers. Disparition. Décomposition. Il faut bien inventer sa vie. Sinon que faire ? C’est – pour le public aussi - un grand ravissement. Lacan l’avait bien vu : « Ravisseuse est bien aussi l’image que va nous imposer cette figure de blessée, exilée des choses, qu’on n’ose pas toucher, mais qui vous fait sa proie. » Bouche cousue ou bouche ouverte ? A l’ouverture l’aventure, la fougue qui, de la scène à la salle, fait passer la brûlante électricité.

Pas de deux, pas de trois. Final Cut distille la sobre ivresse d’une compréhension rétrospective. Parce qu’elle met – tragiquement - l’amour et la mort en perspective et lance – comiquement – les lassos d’une docte ignorance sur les embrouilles de l’existence, elle dissipe, réellement parce que scéniquement, les écrans de fumée. Tu veux regarder ? Ça me regarde… Et bien, vois donc ça ! Bel exploit : nous sommes tous et toutes désarmé(e)s et conquis(e)s. Cut !
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[1] Seloua Luste Boulbina,
philosophe spécialiste des études post-coloniales, chercheuse à l’Université Paris-Diderot, a publié de nombreux ouvrages dont L’Afrique et ses fantômes (2015). Dernier ouvrage paru (septembre 2018) : Les miroirs vagabonds ou la décolonisation des savoirs (art, littérature, philosophie) aux Presses du Réel.