Entretien avec
Alain Cofino Gomez

(Propos recueillis pour le Journal d'Océan Nord)


Nous pouvons considérer La Mouette comme une vaste paraphrase de Hamlet, 
où Treplev répète Hamlet, Arkadina Gertrude, Trigorine Claudius, 
et Nina Ophélie guettée par la folie. 
Ceci pour dire que les grandes figures mythologiques 
ne sont pas éloignées de nous mais en nous.
Antoine Vitez,  Le Théâtre des idées.


On annonce le suicide de Constantin Treplev, Kostia. Ce jeune écrivain s’est donné la mort et laisse une œuvre inachevée et une famille endeuillée. Qu’est‐ce qui est perdu ? Qu’est­‐ce qui a eu lieu, si ce n’est la comédie de la vie qui s’écrit par petites tranches. La famille est là composée d’autant de subjectivités et de mémoires qui, elles aussi à leur façon, dessinent la trame d’un être humain insaisissable, et maintenant disparu. Et s’il est question de la douloureuse émergence de l’art ou de la cruelle absence du père ou de la mère, ne l’oublions pas, ce texte s’inspire de ce que Tchekhov a toujours revendiqué comme étant une comédie.

Une rencontre

Alain Cofino Gomez – Nous te retrouvons autour de ton troisième projet, le deuxième accueilli à Océan Nord, quel a été ton moteur cette fois ? Avec quelle énergie t’es­‐tu lancée vers un nouveau spectacle ?

Myriam Saduis – J’avais très envie de travailler autour de Tchekhov, de son écriture qui m’a toujours fascinée et intéressée, et plus particulièrement La Mouette puisque c’est une pièce qui parle d’un combat esthétique au sein d’une famille. Ce qui m’interpelle énormément dans ce texte, c’est que les questions artistiques, le regard sur la création sont profondément liés à des choses intimes. Dans La Mouette, Treplev semble vouloir faire tabula rasa du travail de sa mère dans le monde du théâtre pour faire exister sa propre parole sur le terrain de la création.

Alain Cofino Gomez – C’est donc l’idée d’une lutte artistique inextricablement liée à un conflit familial qui t’a donné l’envie de la scène et d’un texte surtout, mais alors pourquoi une adaptation ?

Myriam Saduis – Lorsqu’on se trouve devant un classique qui a été monté un nombre considérable de fois, on réfléchit à la focale la meilleure pour aborder ce texte. J’ai très vite défini ce qui faisait écho en moi au travers de l’idée de la famille, de sa force et de sa violence, mais aussi autour du personnage de Treplev – que nous appelons Kostia dans le spectacle ‐ qui se pose de véritables questions de créateur notamment sur la nature de son écriture qu’il voudrait toujours radicale malgré le temps qui passe et le goût du public. Ce sont réellement ces deux aspects du texte original de Tchékhov qui m’ont portée à réaliser une adaptation. J’ai décidé tout d’abord de commencer par la fin, le suicide de Treplev. Parce que je voulais jouer de l’après­‐coup, de ces instants où l’on regarde la vie d’un proche à partir de ce qui reste. C’est une autre façon de raconter un parcours que la façon linéaire et chronologique. Qu’a été cette vie d’un artiste de vingt­‐ sept ans qui s’est donné la mort ?

Alain Cofino Gomez – Tu veux parler des traces éparses d’une œuvre comme d’une vie ?

Myriam Saduis – Au fond, j’ai transposé cette adaptation dans le monde contemporain. Treplev, dans mon adaptation, est un créateur d’aujourd’hui qui travaille sur un ordinateur. Un artiste qui sauvegarde dans son disque dur énormément de versions pour un même texte. Un créateur qui corrige et recorrige, qui utilise d’autres médias... qui se filme lui­‐même, qui filme son entourage proche. Alors que dans le texte de Tchekhov, Treplev s’inscrit dans le mouvement du Symbolisme, ici je le vois plutôt du côté de l’autofiction. Dans l’après‐coup de son suicide, on cherche non seulement à comprendre et à détecter les signes annonciateurs de la catastrophe humaine, mais aussi on tente de cerner la nature de son œuvre inachevée. Dans la vie, lorsque quelqu’un disparaît tragiquement nous sommes toujours tentés, à l’aide de traces et de souvenirs, de relire un cheminement à la lumière de cette fin.

Alain Cofino Gomez – Tu soulèves apparemment des questions sur l’acte de création et l’essence de l’artiste contemporain ?

Myriam Saduis – À partir de quoi on crée ? Quelle est la nécessité impérieuse d’un créateur? Dans le spectacle s’opposent plusieurs visions de cette nécessité. Celle d’Arkadina, la mère de Treplev, celle de Treplev lui‐même, celle de Trigorine, le compagnon de sa mère, celle de Nina, sa muse, mais aussi les points de vue de Dorn, le médecin, ami de la famille, et de Petra (Petra : Piotr Sorine, frère d’Arkadina, que j’ai transposé en sœur). Autant de points de vue sur l’art qui se confrontent. Pour Arkadina c’est un abord du théâtre qui joue pleinement de l’artifice, pour elle et Trigorine, c’est également la loi de l’art system qui peut s’apparenter dans la méthode de rencontre avec le public au show­‐business. Ce qui implique un discours, une « communication » autour de l’œuvre qui deviennent parfois plus importants que l’œuvre elle‐même. Il y a aussi l’attrait de Nina pour la notoriété, les paillettes qui s’effacera au profit d’un sentiment de vocation. Quant à Treplev, sa radicalité, affichée qui cherche la pureté de l’acte artistique asséché de tout pathos, de toutes identifications, qui cherche à contrer l’influence de sa mère en lui, qui cherche des « formes neuves ».

Alain Cofino Gomez – Y a‐t‐il là des figures contemporaines ?

Myriam Saduis – Il y a quelque chose de très contemporain dans l’œuvre de Tchekhov, quelque chose parfois qui tient de la prescience, tant ce qui est décrit dans ses pièces semble se réaliser au fil du temps. Mais à propos du discours sur l’art et l’artiste, il serait erroné de croire qu’il y a un jugement de la part de Tchekhov, ou de ma part. Il serait idiot de penser par exemple que, parce qu’un artiste a du succès, il n’a aucun talent. Où que ceux qui sont hors du système et tout de radicalité seraient tous des génies brillants et incompris. Toujours est­‐il qu’il faut bien constater qu’il y a un système qui induit que l’on parle plus autour de l’œuvre, que de l’essence même de l’œuvre ou de ce qu’elle peut susciter chez celui qui la reçoit. Le discours médiatique sur l’art préfère, par exemple, s’attacher à rendre un créateur visible pour ce qu’il est, et non pas pour ce qu’il produit. Aujourd’hui, face à cela, il y a des artistes qui vivent leur création et la diffusion de leur création sous régime moins contraint par l’image de l’artiste médiatisé. Ceci se fait à une autre échelle économique évidemment.

Alain Cofino Gomez – Comment as‐tu structuré ton adaptation de La Mouette ?

Myriam Saduis – Toutes ces interrogations ( sur l'art, sur le théâtre), Tchekhov ne s’est pas contenté de les exposer sur un plan seulement formel, il les a mis, de façon brûlante, au cœur de chacun de ses personnages. En leur faisant porter ces questions, qui les agitent, les interrogent, les séparent et parfois les unit... il les rend vivantes pour nous, encore aujourd’hui.

Alain Cofino Gomez – Lorsque tu dis « nous », tu veux parler du public ?

Myriam Saduis – Par extension oui, mais il s’agit de sa famille, de la famille de Kostia qui est là. C’est la famille proche, des treize personnages de La Mouette, je n’en ai conservé que six... le cercle des intimes. Je suis partie d’une des dernières répliques de la pièce de Tchekhov ; « Emmenez Irina n’importe où, son fils vient de se tuer ». Quel est ce « n’importe où » ? Pour moi, cet espace est celui de la mémoire et de la réminiscence, c’est l’endroit où la tentative de compréhension de la tragédie est possible. Un peu comme dans La chambre du fils de Nanni Moretti où soudain les objets sont investis d’un sens tragique à l’aune de la mort et semblent révéler à chacun l’annonce du drame. Finalement, nous racontons, au travers des traces, le récit, la chronologie également, d’une vie qui vient de s’éteindre. Mais le récit du passé apparaît comme troué par le présent et l’instant du deuil. Plusieurs temporalités se croiseront donc, mais toujours avec le souci d’emmener le spectateur avec nous. La scène offrira donc le spectacle d’une famille, les vivants, qui essayent maladroitement de comprendre un geste qui restera à jamais incompréhensible sans doute, et cela, au travers des mémoires qui s’opposent parce que chacun des protagonistes détient un point de vue singulier sur ce qui c’est passé. Tout cela donnera à voir je l’espère, une œuvre de Treplev qui s’assume en tant que processus artistique plus que comme œuvre achevée, ce qui est à mes yeux une des caractéristiques de la création contemporaine. Un des éléments centraux du récit sera sans doute la « représentation » du texte de Treplev qui dans le texte original est interrompue par Arkadina, sa mère. Dans La nostalgie de l’avenir, cette scène n’apparaîtra que par fragments comme une série de réminiscences. C’est un peu le noyau traumatique de la tragédie de Treplev. Au fond, à partir de cette représentation, tout a basculé, dans les liens familiaux comme dans le conflit esthétique. A partir de là, tout est devenu plus violent...

Alain Cofino Gomez – Il s’agit donc plus que d’une simple adaptation du texte de Tchekhov, tu as écrit une nouvelle pièce ?

Myriam Saduis – Oui et non. D'un côté, il a les personnages de La Mouette tels qu’ils ont été créés, et de l’autre une écriture plutôt scénique qui puise principalement dans la matière du texte original. Voilà pourquoi le titre du spectacle est celui­‐ci et qu’il se présente comme un texte « à partir de », « inspiré par» La Mouette. Mon spectacle La nostalgie de l’avenir s’appelle ainsi parce qu’il parle de cette idée que quelque chose est fini et on en retire une nostalgie, de ce qui aurait pu continuer, de ce qui aurait pu être. Mais le simple fait de faire acte de souvenirs, que les vivants se souviennent des morts, qu’ils interrogent leurs œuvres, leur vie leurs liens, fait que l’œuvre d’une vie finalement subsiste... tout cela donne de l’avenir et donc une forme d’espoir.

Alain Cofino Gomez – Souvent on interprète le texte original en respectant un code de jeu très réaliste qui correspond sans doute à une école de jeu dont Tchekhov est le contemporain, qu’en est-il dans ton travail ?

Myriam Saduis – Entrer dans le monde du souvenir, comme le propose mon texte, c’est entrer dans l’onirique, j’ai « rêvé » de prendre au pied de la lettre la réplique de Treplev dans La Mouette « il faut représenter la vie, non pas telle qu’elle est, non pas telle qu’elle devrait être, mais telle qu’elle apparait dans les rêves» et le rêve en soi est potentiellement porteur sur la scène de décalages énorme vis-à-vis de toute forme de réalisme. Maintenant, il faut savoir que l’écriture même de Tchékhov dans La Mouette fait déjà coexister le poétique, l’associatif et l’onirique. Tchékhov est le contemporain de Freud, et il écrit ce texte trois ans avant la parution de L’interprétation des rêves ! J’aime à penser que l’un et l’autre se préoccupaient simultanément de faire état d’un univers caché sous les dires et sous les actes des hommes. Freud disait que l’artiste a toujours une longueur d’avance sur le psychanalyste. Tchekhov, je crois, rend compte de cette logique associative, de ces mots qui veulent dire autre chose que ce qu’ils semblent signifier. Ce qu’il raconte c’est la vie humaine dans toutes ses dimensions, dans toute sa complexité, de telle sorte qu’il semble impossible de prendre parti pour l’un ou l’autre des personnages de la pièce. J’ai bien entendu voulu conserver cette qualité dans le spectacle.

Alain Cofino Gomez – Cela induit tout de même un rapport très particulier entre l’acteur et son personnage ?

Myriam Saduis – Oui, on ne fait pas l’économie de la recherche sur le travail de Stanislavski et de ses disciples. Le vécu et l’histoire de chacun des personnages sont ici assez complexes pour en tirer une jubilation dans le travail de l’acteur. Il y a dans ce spectacle matière à ce rapport riche et profond entre l’acteur et son personnage.

Alain Cofino Gomez – Est­‐ce le fait d’écrire « par‐dessus » l’œuvre de Tchékhov est un acte qui t’a questionné ?

Myriam Saduis – Oui. On essaye d’abord d’être humble. On fait la liste de ce qui semble « organiquement » intouchable. Mais, malgré tout, c’est surtout très exaltant de s’attaquer à une écriture telle que celle­‐là, une écriture qui est déjà si complète et si puissante... Il faut aussi assumer son geste d’adaptation, admirer ce qui a été fait et qui reste une œuvre géniale dont, dans l’analyse, on ne parvient jamais au bout. Assumer, c’est aussi dire que l’on fait autre chose, finalement, en s’inspirant...

Alain Cofino Gomez – Est­‐ce qu’il s’agit de l’histoire d’une défaite, je veux parler de cette vie et de cette œuvre qui s’achèvent volontairement, disparition d’où naît la nostalgie ?

Myriam Saduis – Nous ne parlons pas de regret... et ce qui compte au­‐delà de la nostalgie, dans le titre du spectacle, c’est le mot avenir. C’est peut‐être l’idée que ce que tu appelles une défaite peut servir les vivants.

Alain Cofino Gomez – Que voudrais­‐tu que le public vive en voyant La nostalgie de l’avenir ?

Myriam Saduis – J’aimerais avant tout que le public « soit avec » ces personnages. J’aimerais ensuite, qu’il voit là, combien c’est difficile de « faire famille », mais tellement essentiel, combien cela donne du sens à l’existence.

Alain Cofino Gomez – Tu veux dire que mort ou vif, on sert l’avenir ?

Myriam Saduis – ... oui c’est cela très exactement. Mort ou vif, on sert l’avenir.